Voilà longtemps qu'elle caressait ce projet, et ce soir de liberté lui permettait enfin de mettre son idée à exécution. Grâce à internet, Polly avait loué un petit scooter, ni vue ni connue, et comptait profiter cette nuit d'une ballade en solitaire.
***
Tranquilles sans être totalement coupés de la City, les docks représentaient le juste milieu aux yeux de la jeune femme : elle pouvait ainsi errer «en ville» à l'abri des regards. La marée haute clapotait paisiblement sur les quais et la coque de quelques bateaux, offrant un fond sonore apaisant. Dommage que personne, excepté elle, ne pouvait l'apprécier. Une ombre ondula, Polly se figea. Personne? Cela restait à confirmer. Une forme humaine longeait le halo des lumières blanchâtres, suspendues à un fil comme des lucioles maladives, aussi inquiétantes que la silhouette sombre du rôdeur. Prudemment, la vampire appela :
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Bonsoir.-
Buona sera, mademoiselle.
L'inquisitrice sursauta : l'accent italien de l'étranger rappelait celui de Vincenzo. Lentement, l'inconnu s'avança d'un pas dans le cercle de lumière projeté au sol par un globe agonisant, laissant apparaître un individu élancé, vêtu d'un pantalon droit, chaussé de souliers vernis, dont la partie supérieure du visage était dissimulée par un chapeau incliné sur son front. Le cuir de son manteau bien coupé luisait doucement.
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Seriez-vous égaré? Vous ne semblez pas du coin. - En effet, je suis ici depuis peu.
Contrairement à son interlocutrice, lui n'avait pas l'air disposé à faire la conversation. La vampiresse sourit donc pour le mettre en confiance, oubliant qu'elle était toujours dans l'ombre et que son col gris cachait la moitié de sa figure.
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C'est bien ce que je me disais. Et qu'est-ce qui vous amène à Londres, monsieur...?Silence. Puis...
- Clemenza. Je suis ici pour affaire... ainsi que pour retrouver un homme dont ma Famille est sans nouvelles depuis quelques temps.
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Ah. Il aurait été indiscret de le questionner d'avantage, c'est pourquoi la jeune femme s'en tint à cette réponse laconique, mais celle de l'étranger la taraudait. Un homme? Une famille? Vu la dégaine de ce type, Polly doutait que ses «affaires» appartiennent au domaine du légale.
«
Allons, c'est un sale préjugé ça, ma vieille» pensa-telle pour elle-même.
Quoique... il fallait qu'elle en ait le coeur net.
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Vous savez, c'est là une coïncidence amusante... j'ai moi-même un ami qui vous ressemble un peu. L'accent, le style... c'est à croire qu'il est l'homme que vous cherchez... À peine avait-elle pronocé ces mots qu'un main sur sa gorge lui fit regretter sa langue trop bien pendue. Instinctivement, elle saisit les poignets de son agresseur. «Son nom.»
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Qwa? s'étrangla-t-elle péniblement.
- Comment s'appelle-t-il? répéta le malade d'une voix implacable.
S'il croyait qu'elle allait coopérer après ça, il se mettait le doigt dans l'oeil jusqu'à la troisième phalange! Changeant de prise pour agripper le revers de la veste, la vampiresse usa de sa force surnaturelle pour déstabiliser son assaillant et le plaquer contre le mur d'un hangar. L'épaisseur du métal résonna sourdement sous le choc et l'inquisitrice en conçu une satisfaction revancharde. Sûre de la tournure des événements, elle haussa un sourcil railleur à l'intention de Clemenza.
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Faites gaffe, les victimes ne sont plus ce qu'elles étaient. Certaines mordent. Et il semblerait que je me soit trompée, vous n'êtes en rien comparable à mon collègue, pas assez adroi... Ses traits se crispèrent brusquement en une expression de surprise douloureuse : vingt centimètres d'acier argenté venaient de se loger dans son flanc. Sans hésitation, l'individu tira sur le cache-nez du vampire , découvrant ses joues et les crocs qui dépassaient de sa lèvre supérieure, retroussée en un rictus de souffrance.
- Vampiro... j'aurais dû le savoir, marmonna-t-il entre ses dents, viens donc, ma jolie, viens chercher le sang de Clemenza.
Polly n'était pas Nocturne à gober facilement ce genre d'hameçon, et soupçonnait l'Italien de lui réserver une bien mauvaise surprise si jamais elle esquissait un mouvement vers sa gorge, aussi devait-elle ruser. Obligeant son ennemi à fléchir des genoux, l'adolescente profita de se tremplin improvisé et sauta en arrière, s'arrachant violemment au couteau de chasse. Après un atterrissage brutal, la jeune femme se mit à ramper à la manière d'une salamandre pour mettre la plus grande distance possible entre le tueur patenté et elle.
Cavalant dans le dédale des docks, la vampiresse courut à son véhicule en appuyant d'une main sur sa plaie qui, si elle saignait à peine, l'élançait sur tout son côté gauche. Sans attendre, elle mit le contact et décolla en relevant d'un revers de soulier le trépied qui soutenait la mobylette à l'arrêt. Le moteur émit un rugissement aigu lorsqu'elle quitta les lieux dangereux en prenant la direction de Parklane Drive.